vendredi 30 mars 2018

Hommage à Patrick Dusoulier

Patrick Dusoulier était traducteur. Depuis juillet 2007 jusqu'à ces derniers mois, j'ai eu le bonheur de le côtoyer, lors des "déjeuners du lundi" qui réunissent, puis plus d'un demi-siècle, auteurs et amateurs de science-fiction. Il est mort il y a quelques jours, brutalement, des suites d'un cancer.

Patrick, après avoir fait carrière dans un grand groupe pétrolier, était venu à la traduction littéraire tardivement, à l'âge de la retraite. Gérard Klein, créateur et directeur de la collection "Ailleurs & demain", chez Robert Laffont, a décelé son potentiel et lui a mis le pied à l'étrier. En quelques années, il est devenu une figure incontournable de la traduction dans le domaine de la science-fiction, offrant aux lecteurs français les romans récents de Margaret Atwood, Usula Le Guin, Charles Stross, Dan Simmons et Ian M. Banks. Il a, également et surtout, activement contribué à promouvoir l'oeuvre de Jack Vance, son auteur favori, s'employant à faire traduire et faire paraître ses inédits.

Pendant toutes ces années, il a également traduit, avec constance et conscience, les suites de Dune commises par Kevin J. Anderson. A chaque fois qu'un nouveau volume paraissait, il essuyait quelques sarcasmes, et tentait parfois de nous convaincre que ces livres n'étaient pas inintéressants. Je n'en ai jamais ouvert un seul, mais chacune de ces parutions est un excellent souvenir, et il y eu eut beaucoup.

En 2012, sa traduction du livre de Iain M. Banks Les Enfers virtuels fut couronnée par le prix Jacques Chambon de la traduction.


Lors de nos déjeuners, Patrick se distinguait par une voix sonore, souvent outrancièrement sonore, par une susceptibilité d'un niveau presque aussi élevé, et une grande constance dans le calembour de tradition almanach Vermot. Ces qualités contribuaient évidemment à faire de lui un convive dont l'absence ne pourra que se faire cruellement sentir.

Il était aussi d'une générosité toujours surprenante, offrant une bonne bouteille ou une tournée de grappa pour célébrer toute occasion qui lui semblait importante, ou simplement parce qu'il en avait envie. Je le soupçonne d'ailleurs fortement d'avoir, parfois, inventé des prétextes pour offrir sa tournée. Car lorsque je l'ai rencontré pour la première fois, en juillet 2007, il offrait justement un verre à toute la tablée pour fêter ses trois ans au "déjeuner du lundi", je m'en souviens comme si c'était hier. Et puis, quelques années plus tard, il payait également sa bouteille pour célébrer (je ne sais plus exactement) cinq ans ou peut-être huit ans de présence, sauf que ce jour-là (je ne pouvais me tromper, me rappelant, moi, avec précision l'anniversaire de l'été 2007) ne coïncidait ni en mois ni en année avec l'anniversaire précédent. Je n'ai jamais su s'il le faisait en toute conscience ou si son cerveau, qui jugeait que fêter quelque chose était sans doute plus important que la chose fêtée, fabriquait et lui envoyait dans ce but des informations fausses. Je me suis bien gardé de le dénoncer, en tout cas.

Quand il faisait des présentations à un nouvel arrivant, il me désignait toujours comme "grand spécialiste du cinéma" et je suis heureux que dans la plupart des cas, cette réputation qui eût été usurpée ne se soit pas installée. A l'origine de cette haute opinion qu'il avait de moi, il y avait un débat, toujours lors de ce déjeuner de juillet 2007, au cours duquel les personnes présentes cherchaient le nom du cinéaste ayant mis en scène le film 1984. Les noms qui surgissaient, je le savais, étaient tous faux, mais je trépignais car je ne parvenais pas à trouver moi non plus la réponse à cette question. Soucieux de faire bonne impression, j'ai alors "fait appel à un ami" et envoyé un texto discret, qui m'a permis de murmurer, quelques minutes plus tard, "Michael Radford". Patrick en fut tellement impressionné que j'ai rapidement révélé que l'information m'avait été transmise "de l'extérieur". Mais cette première impression lui est restée.

Patrick Dusoulier était un cinéphile averti, d'une culture ample. Et comme beaucoup de cinéphiles, il était totalement opposé à l'idée même de doublage, considérant que changer la voix d'un acteur était une entorse insupportable à l'oeuvre cinématographique. Ce point de vue m'a toujours semblé, de la part d'un traducteur littéraire, paradoxal ; mais jamais je n'ai réussi à le convaincre qu'un roman traduit, dont il reste 0% du matériau originel, est une violence beaucoup plus grande faite à l'oeuvre qu'un film doublé, dont la bande sonore est, il est vrai, transformée (et pas totalement : musique et bruitages sont inchangés) mais dont dimension visuelle, elle, n'est aucunement modifiée. La dernière fois que j'ai tenté de soutenir ce point de vue, c'était en 2017, j'ai rapidement fait machine arrière car j'ai vu, effaré, que mon interlocuteur commençait à me soupçonner de dénigrer son métier ou, pire encore, de le comparer à cette abomination qu'on appelle le doublage des films. Et qui n'a jamais vu Patrick Dusoulier contrarié ne peut imaginer la frayeur qui m'envahit ce jour-là.

Patrick Dusoulier avait, aussi, un goût prononcé pour les films intensément macabres comme Saw et ses suites, qu'il ne cessait de me recommander en m'assurant "je pense que ça te plaira beaucoup", et je me demande encore ce qui pouvait lui faire croire une chose pareille (je n'ai jamais suivi ses conseils dans ce domaine, je l'avoue). Mais surtout, dès 2007 et la sortie française de Saw IV, nous nous amusions déjà de la possible sortie, un jour, d'un Saw VI puis d'un Saw VII dont les titres nous faisaient hurler de rire.

Il faudrait que je parle de son métier de traducteur. De son amour de la langue. Du grand bêtisier de la traduction, qu'il alimentait à chaque fois qu'il travaillait à la révision d'une traduction ancienne. Je ne le ferai pas. Il faut lire les livres qu'il a traduits ou retraduits. Ces dernières années, sa traduction nouvelle de Limbo est peut-être le travail qui lui a donné le plus de fil à retordre et dont il était légitimement fier.


Depuis trois ans, ma présence aux déjeuners s'est espacée, mais Patrick était toujours là, inamovible, et m'impressionnait par la sincérité vraisemblable avec laquelle il prenait de mes nouvelles et des nouvelles de mes enfants, dont il avait en tête prénom et date de naissance.

La dernière fois que je l'ai vu, c'était en novembre. Il venait de faire paraître l'ultime roman inédit de Jack Vance, un polar de jeunesse, L'Île aux oiseaux. Il en était très heureux, je crois.


Je vais relire son Terremer, je crois. Dont on me dit qu'une auteur américaine l'a écrit en anglais. En français, toutefois, le texte définitif porte la marque de Patrick Dusoulier.

© Hervé Lesage de La Haye, 30 mars 2018.

 

1 commentaire:

  1. Je découvre ce billet avec beaucoup de retard. Provincial, je ne pouvais rencontrer Patrick Dusoulier comme tu l'as fait avec beaucoup de constance. En fait, notre seule rencontre s'est déroulée aux Utopiales de Nantes, où il m'a sauté dans les bras en me remerciant avec effusion.
    Pourquoi?
    J'avais traduit "Le Temps du déluge" de Margaret Atwood, dont nul ne savait alors que c'était le deuxième volet d'une trilogie. Lorsque le troisième volet a été annoncé, Robert Laffont m'a demandé de le traduire. Hélas! je n'aurais pas pu livrer mon travail dans le délai imparti. Ils ont alors contacté Patrick Dusoulier, qui a accepté le job.
    Apprenant cela, je lui ai envoyé le glossaire des néologismes que j'avais élaboré à partir du "Dernier Homme" et complété à mesure que je traduisais "Le Temps du déluge", afin de lui épargner des recherches inutiles et de lui faire gagner du temps.
    Ce geste qui me semblait tout naturel lui est apparu comme un signe de générosité de ma part, et qu'il ait tenu à m'en remercier avec effusion témoigne du caractère du bonhomme.
    Jean-Daniel Brèque
    Un geste à mes yeux

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