mercredi 18 novembre 2020

Hommage à Joseph Altairac

Pour Simon Bréan, Jeanne A-Debats, Olivier Cotte,
Olivier Paquet, Matthieu Walraet, Isabelle Arnaud, et LamRona,
pour Gérard Klein, Philippe Curval, Marianne Leconte, Frédérique Roussel, Christophe Louvet,
pour Ellen Herzfeld et Dominique Martel,
pour Nathalie Serval, Jeam Tag, Célia Chazel, Audrey Petit, Charlotte Volper, Claire Panier-Alix et tous les autres,
pour Lydia Ben Ytzhak,
pour Fleur Hopkins, qui tient le flambeau,
pour Jean-Luc Rivera,
et pour Guy Costes, bien sûr.


Joseph Altairac (1957-2020) était l'un des meilleurs connaisseurs français de la science-fiction, et peut-être son plus grand érudit. C'était aussi et surtout un « passeur », c'est-à-dire un homme qui aura consacré tout son temps à partager ses enthousiasmes, à faire connaître ou redécouvrir des auteurs et des textes oubliés ou peu connus, à rapprocher les livres et les êtres.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce qu'il nous lègue, autant que sur le vide qu'il laisse derrière lui, mais ici, plus modestement, je veux d'abord parler de qui il était, du lien qui me liait à lui et de cette famille des amateurs de science-fiction dans laquelle il m'a fait entrer. Ce sera mon billet de blog le plus long à ce jour, sans doute, et ceux qui n'ont pas connu Joseph voudront bien me pardonner. Les autres, je crois, je l'espère, et pour peu qu'ils le souhaitent, y trouveront matière à se resouvenir.

La première fois que j'ai rencontré le nom de Joseph Altairac, c'était au sommaire de l'intégrale des œuvres de Lovecraft publiée en Bouquins, qui m'a été offerte dès sa parution fin 1991, mais la première fois que j'ai rencontré l'homme Altairac, c'est au mythique Déjeuner du lundi (ou DDL) auquel j'eus la chance insolente d'accompagner mon ami Simon Bréan, un certain lundi 2 juillet 2007. Simon me présenta a Joseph, et ma vie en fut changée…


Pappardelles et linguine

Il faudrait un jour écrire sur le déjeuner du lundi (auquel Frédérique Roussel consacra un bel article dans Libération, le 21 janvier 2005). En 1997, Marianne Leconte avait décidé d'interviewer en tête-à-tête les habitués de cette institution qui date des années cinquante, dans l'idée d'en faire un livre, et pris rendez-vous avec Roland Topor, le premier de sa liste. Le lendemain, Topor était mort, et Marianne abandonnait son projet au fond d'un tiroir dont elle jetait la clef.

Dix ans plus tard, donc, j'arrivai. Cela fera sourire ceux qui l'ont connu, mais me retrouvant face au sieur Altairac, j'étais intimidé. Cela ne dura pas ! car avec l'immense talent qui était le sien dans ce domaine, il me mit à l'aise immédiatement. Savoir si je savais qui il était ne l'intéressait pas : la première chose qu'il me dit, et à laquelle je ne m'attendais évidemment pas, c'est que lui me connaissait. « J'étais à ton concert ! », me lança-t-il. Une année avait passé depuis, il s'en souvenait, en gardait un bon souvenir. Et voilà faite ma rencontre avec Joseph, sous le double signe de Lovecraft et de la musique. Mais les choses ne se sont pas arrêtées là : me sentant malgré tout obligé de me présenter un peu et de dire deux ou trois de mes points d'ancrage en science-fiction, j'ai évoqué la série Les Mondes engloutis. Sidération : non seulement Joseph connaissait, mais il connaissait même très bien (il nomma d'emblée le Shagma, le soleil artificiel de la la cité d'Arkadia).

Je compris immédiatement que les sujets de conversation ne manqueraient pas.

Longtemps j'avais cru que son patronyme, Altairac, était un pseudonyme, que j'imaginais bâti sur le nom de l'étoile Altaïr auquel il aurait ajouté le suffixe -ac pour en faire un nom du sud-ouest. Ce fut presque perturbant d'apprendre de sa bouche que c'était son véritable nom.

Le 5 juillet 2007, j'écris mon premier email à Joseph. En treize années, nous en échangeons quelques centaines, ce qui n'est pas considérable ; beaucoup sont extrêmement brefs, sur un mode question/réponse. Certains sont collectifs, comme les messages qu'il adressait, l'été, aux convives du déjeuner pour les informer du lieu de rendez-vous quand le restaurant habituel était fermé.
Date : 16 août 2007
Objet : Déjeuner du lundi
Il a visiblement lieu ce mois d'août au bar à vin Nicolas, rue Clément (Marché Saint-Germain). En tout cas, ce sera le cas le lundi 20, à partir de 12h30 !
Ensuite, on supposera que les survivants se traîneront jusqu'à la Brasserie O'Neill, rue des Canettes.
J.A.
--

Le restaurant Aux trois canettes où se tenait le déjeuner du lundi depuis de nombreuses années ferma définitivement ses portes en mars 2009. Après un mémorable ultime DDL le lundi 16 mars 2009, nous nous mîmes en quête d'un nouveau lieu pour accueillir nos agapes. Il y eut une phase de test, à l'issue de laquelle nous atterrîmes au Monteverdi, rue Guisarde, le lundi 5 octobre 2009. Le gérant était alors un Italien qui portait le nom, formidable, de Claudio Monteverdi. Très vite, Claudio, son restaurant et son personnel nous adoptèrent et je crois que Joseph fait partie de ceux qui se sont rapidement attachés à ce lieu.

Au Monteverdi, on servait notamment des pappardelles aux cèpes. Sur la carte du restaurant, le nom de ces pâtes était écrit « parpadelles », et c'est le plat que choisissait, invariablement, l'oncle Joe chaque lundi midi. Lorsqu'arrivait le moment de passer commande, il avait toujours un temps d'hésitation, que je crois sincère, et l'œil sur la carte, finissait par dire, invariablement : « Eh bien, moi… je crois que je vais prendre les parpadelles au cèpes. »

Et il en fut ainsi lundi après lundi, pendant plusieurs mois, pendant plusieurs années. Il faut dire que c'était fameux.

Ce plat s'est si vite et si durablement attaché au personnage de Joseph que sur son blog, Jeanne A-Debats finit par créer, pour certains billets dans lesquels elle parlait de tout et de rien et notamment de nous, la catégorie « fandom et parpadelles » qui constituait une sorte de sommet dans l'art de la private joke. Elle y publia, un jour d'avril 2011, un beau portrait de Joseph Altairac sour le titre « connaissez-vous l'oncle Joe ? »

Pour ma part, je prenais presque toujours les linguine al pesto, parce que c'était le plat le moins cher de la carte. Aller au restaurant à Saint-Germain-des-Prés chaque lundi ou presque, ça coûte. (Olivier Paquet faisait souvent de même ; jamais je n'ai su si c'était pour la même raison.)

Ces déjeuners étaient évidemment arrosés, généralement de quelques bouteilles de Montepulciano d'Abruzzo. Pour des raisons budgétaires, je m'en tenais éloigné la plupart du temps : toute participation, même modeste, à la consommation, entraînait une participation au règlement de la facture des vins, partagée en parts égale entre les buveurs, et l'addition montait vite. Joseph l'avait-il compris ? Plus d'une fois, il prit l'initiative de me servir un verre de vin dont il annonçait qu'il me l'offrait — là aussi, comme si c'était le fruit d'un temps de réflexion : « Tiens, allez, je te sers un verre de vin, c'est moi qui te l'offre. »

Parfois, le déjeuner s'achevait dans la liesse sur une tournée de grappa, que Patrick Dusoulier aimait payer plus souvent qu'à son tour.


Documentation

Année après année, Joseph écumait les librairies, brocantes, bouquineries et autres foires au livre et amassait ce qu'il aimait appeler, notamment quand il venait de faire provision de productions honteuses ou indéfendables (novellisations de vieilles séries télé, fascicules pour la jeunesse, manuel de mathématiques en alexandrins…), sa « documentation ».

Acheteur compulsif, il achetait même ce qu'il possédait déjà et proposait ses trouvailles aux copains, envoyant parfois un email de ce genre :
Date : 14 octobre 2007
Objet : FICTION à vendre

Attention! Un nouveau lot de FICTION de la très grande époque, 2 euros le numéro. On hésite, puis on regrette…

49
61-62-68-69
70-75-76-77-79
85-87-88-89
90-91-92-94-95-96-99

Joseph
--

L'on recevait parfois un email comme celui qui va suivre, qui suggérait entre les lignes que chez Joseph, l'accumulation verticale de « documentation » qui faisait office de système de classement n'allait pas sans quelques aléas :
Date : 18 novembre 2007
Objet : Fiction à vendre !
Exceptionnel !
Incroyable ! Une nouvelle tentative de rangement me fait tomber, chez moi (!) sur un lot de Fiction en double dont j'avais totalement oublié l'existence… donc, à vendre, 2 euros pièce, en liquide, et livrables au DDL (demain, j'irai peut-être à pieds, mais j'irai…) :

33-34-35-36-39
41-44-47
50-51-53-58-59
60-64

Joseph
--
C'est ainsi que j'ai pu, au fil du temps, compléter la collection de la revue Fiction que j'avais commencée quand j'avais vingt ans, et plus largement, acquérir toutes sortes d'ouvrages ou de revues que Joseph apportait pour moi le lundi, parfois pour me les vendre au prix souvent dérisoire qu'il avait lui-même payé, parfois pour me les offrir. Treize années après, ma bibliothèque est donc émaillée de livres sur lesquels j'ai inscrit (presque toujours) leur provenance altairaïque :
  • Siclier et Labarthe, Images de la science-fiction. Acheté à Joseph Altairac, déjeuner du lundi, automne 2008.
  • Claude Bonnefoy, Ronceraille. Acheté à Joseph Altairac, 1er décembre 2008.
  • Abbé Louis Bethléem, Romans à lire & romans à proscrire. Offert par Joseph Altairac, ultime déjeuner du lundi au restaurant les 3 canettes, lundi 16 mars 2009.
  • Fereydoun Hoveyda, L'Écran à quatre dimensions (1953-1954). Offert par Joseph Altairac, déjeuner du lundi, 24 août 2009.
  • Ulysse 31 : La Cité de Cortex (Bibliothèque rose). Offert par Joseph Altairac, lundi 21 juin 2010.
  • John Dickson Carr, La Chambre ardente, dans la belle édition reliée et numérotée du Club du livre policier. Acheté à Joseph Altairac au déjeuner du lundi contre une pinte de bière ambrée chez O'Neil, 28 juin 2010.
  • Le Rocambole, bulletin des amis du roman populaire, n° 22 et 23. Offert par Joseph Altairac, lundi 9 août 2010.
  • Actes du colloque de Cerisy sur Jules Verne. Offert par Joseph Altairac de retour de la braderie de Lille, déjeuner du lundi, 6 septembre 2010.
  • Il était une fois… l'homme : 3. L'homme de Néandertal et 5. De Carnac à Lascaux. Offert par Joseph Altairac, lundi 29 août 2011.
  • Il était une fois… la vie : 8. La respiration. Offert par Joseph Altairac, lundi 19 septembre 2011.
  • Cahier de l'Herne Jean Ray. Acheté à Joseph Altairac, février 2012.
  • J.P. Bouyxou, La Science-Fiction au cinéma. Offert par Joseph Altairac, lundi 17 septembre 2012.
  • Century XXI, la nouvelle fiction spéculative britannique. Offert par Joseph Altairac, lundi 22 octobre 2012.
  • Jean Yanne, L'Apocalypse est pour demain. Via Joseph Altairac, déjeuner du lundi, février 2014.
  • Francis Lacassin, Pour une contre-histoire du cinéma. Via Joseph Altairac, mai 2014.

Le mot d'érudit le définissait mieux que quiconque et je dois bien avouer que dans les rares occasions où je pouvais faire découvrir à Joseph quelque chose qu'il ne connaissait pas encore, j'en étais peut-être encore plus heureux que lui. Cela n'est pas arrivé très souvent ! Ce fut le cas, un jour où nous parlions des Terres creuses, lorsque j'évoquais la série Fraggle Rock (ma première terre creuse, certainement), dont je lui ai montré le générique d'ouverture et un court extrait.

De même, les occasions où je réussissais à lui fournir un élément de documentation qui lui manquait étaient encore plus rares, mais c'était d'autant plus réjouissant qu'il en était, là, au moins aussi heureux que moi. Un jour, il mentionna en passant qu'il n'arrivait pas à se procurer l'essai Le Fœtus astral consacré à 2001 : l'odyssée de l'espace. Moi qui avais vu jadis un exemplaire de ce livre plusieurs mois de suite sur les rayonnages de la regrettée librairie "Actualités" située près d'Odéon, je lui promis d'en dénicher un (et pas à prix d'or, évidemment). Joseph avait raison : ce fut long et difficile. Mais j'ai tenu ma promesse et c'est l'une des rares fois où je l'ai vu impressionné.

Moi, bien sûr, je jubilais, et pas uniquement parce que mon amour-propre en était flatté : parce que j'étais infiniment heureux de lui rendre service et de lui faire plaisir. Cela prit la forme d'un curieux email que je lui envoyai le 9 janvier 2010 dans lequel je lui annonçais : « J'ai trouvé un fœtus astral à 26 euros, port compris. »

Quelques échantillons de la « documentation » que m'a fournie Joseph, année après année.

Un jour (date inconnue, on devrait tout noter) il m'offrit Le Petit Nazi illustré, un livre de Pascal Ory au titre hilarant mais au contenu très sérieux, dans lequel je découvris l'existence (dans les pages de la revue pour la jeunesse Le Téméraire, publiée sous l'Occupation) de Vers les mondes inconnus, fascinante BD française dans le style de Flash Gordon et au contenu idéologique assez ouvertement pro-nazi. Joseph m'apprit alors qu'il possédait une collection complète ou quasi complète du Téméraire, et me promit de m'inviter, un jour, pour que je puisse lire la bande-dessinée en question. Hélas… cela ne s'est jamais fait (ou plutôt, pour être parfaitement honnête, je suis venu chez Joseph mais… il n'a jamais été en mesure de sortir sa collection du Téméraire !). Et le fait est qu'on peut lire de tout, quoique pas avec n'importe qui ; sans Joseph Altairac, je doute de lire un jour Vers les mondes inconnus.


Cinéma

Joseph était un immense amateur de cinéma, et pas uniquement de science-fiction. Les deux premières années de notre amitié, il me prêta des DVD en cascade qui m'ont permis de parfaite ma culture en vieille SF américaine ; je me souviens notamment de Donovan's Brain (1953), It Came From Outer Space (1953), The War of the Worlds (1953), The Beast from 20,000 Fathoms (1953), The Black Scorpion (1957), Journey to the Far Side of the Sun (1969). Mais les deux plus belles découvertes furent Ikarie XB-1 de Jindřich Polák (1963), film rare qu'il acheta en DVD dans une version doublée en allemand et sans sous-titres, et me prêta immédiatement après (nous y vîmes des éléments pré-2001 tout à fait remarquables), et les films de Karel Zeman adaptés de Jules Verne (toujours doublés en allemand et sans sous-titres). Jules Verne était, pour lui comme pour moi, un auteur-phare, une sorte de référence absolue.

De Jules Verne, Joseph me fit découvrir le méconnu Hector Servadac (et son adaptation par Karel Zeman) et de mon côté, je lui appris l'existence d'un film tchèque tiré des Cinq Cents Millions de la Bégum (Tajemství Ocelového mesta de Ludvík Ráza, 1979), que j'avais vu enfant et qui se révélait totalement introuvable. « On le trouvera un jour », me rassura-t-il.

Un jour que nous évoquions Star Wars, je lui demandai par quels films il était venu à la science-fiction ; voici ce qu'il répondit :
De ma génération, c'était plutôt des choses comme Le Voyage fantastique, ou Le Jour où la Terre s'arrêta, qui était passé à la télé ! J'ai encore un peu peur de Klaatu…
Le Jour où la Terre s'arrêta tenait, dans le panthéon personnel de Joseph, une place toute particulière et il aimait à en citer la fameuse réplique « Klaatu barada nikto » avec une infinie délectation.

Son premier film de science-fiction vu au cinéma ?
Je pense que c'était 20 000 lieues sous les mers. Il y avait eu une ressortie, je l'avais vu au cinéma, en famille. J'avais adoré.
Joseph aimait les effets spéciaux à l'ancienne (ceux que l'on appelait jadis, en français, « trucages ») et portait une admiration sans borne au travail de Ray Harryhausen. Le 7 mai 2013, alors que nous apprenons la mort du maître, nous parlons brièvement de Jason et les argonautes, film qui m'a fait très forte impression lorsque j'étais enfant et que je revois toujours avec le même plaisir. Sur Jason, Joseph me rejoint et commente :
J'ai acheté une édition en blouré qui est magnifique. Ce doit être un de mes tous premiers achat en blouré, avec 2001
Son film de science-fiction préféré et son film préféré tout court était, de fait, 2001 : l'odyssée de l'espace, ce qui nous faisait un point commun massif. Nous avons d'ailleurs, pendant plusieurs années, porté ensemble un projet de petit livre consacré à 2001, qui fut sans cesse remis à plus tard à cause du temps que Joseph consacrait à Rétrofictions, le livre-somme sur lequel il travaillait avec Guy Costes et qui les occupa pendant une bonne décennie. Dans l'intervalle, nous avions entrepris de réunir, année après année, une importante documentation autour de 2001, qu'il centralisait. (Sur ce dernier point, on pourrait se demander si c'était la meilleure idée du siècle, mais je lui faisais une confiance aveugle. Peut-être tout cela était-il stocké dans un trou noir, ou bien dans une boîte soigneusement étiquetée. Allez savoir.)


Tintin et les nazis

Lundi 29 novembre 2010, au cours du déjeuner, Joseph, Patrick Dusoulier et moi évoquons Hergé et la politique, en particulier l'attitude qui fut la sienne pendant la seconde guerre mondiale et l'occupation allemande de la Belgique (attitude opportuniste, à tout le moins, sinon complaisante). Et là, je mentionne le fait qu'Hergé a même croqué Tintin en uniforme de SA. Joseph et Patrick bondissent et soutiennent que je dois me tromper. Je persiste : Tintin, en uniforme, avec une croix gammée sur son brassard, dessiné par Hergé, oui, ça existe, je l'ai déjà vu (… sur Internet). Ils exigent des preuves. Je promets de les fournir dans la soirée et je rentre chez moi, sûr de mon fait mais légèrement angoissé tout de même : et si j'avais rêvé ? et si j'avais été abusé, un jour, par un canular ? et si j'avais raison mais ne pouvais retrouver ce dessin ?

L'issue fut heureuse. J'ai retrouvé le dessin (que voici), je l'ai envoyé par email à Joseph et Patrick, et j'ai eu cette immense satisfaction pour l'ego de recevoir de Joseph une réponse qui commençait par : « Ok, je m'incline ! » Coïncer Patrick Dusoulier, tintinophile redoutable, c'était une chose ; en remontrer à Joseph Altairac sur un sujet en rapport avec la bande-dessinée ET la seconde guerre mondiale, c'était inimaginable.
OK, je m'incline !
Le pire, c'est que je connais bien ces albums… on a aussi Tintin en pilote anglais, américain, japonais (si ! japonais !, et je me souviens que c'était pour le Mitsubishi J2M Raiden (« Jack », selon son surnom allié…))
Bravo !
Évidemment, ce sont des dessins BIIEN postérieurs à la période « sensible », et dans un contexte tout autre, mais je m'incline…

Amitiés
Joseph

Je propose aux plus valeureux d'entre vous de lire ici la suite de cet échange avec Joseph, où l'on aura confirmation qu'il connaît diablement bien son sujet. Afficher/masquer


Cuirassés, sous-marins et parachutes

Comme le montre l'échange qui précède, parmi les innombrables domaines d'expertise de Joseph, il y avait la seconde guerre mondiale et plus précisément encore les véhicules militaires (avions, navires, sous-marins). Et cette expertise, qui pouvait aller très loin, lui permettait parfois les mises en relation les plus inattendues ; j'en veux pour preuve l'épisode suivant.

Le 26 avril 2011, Joseph apporte à mon attention un exemplaire du livre de Lotte Eisner consacré à Murnau, et qui manque à ma propre documentation (et qu'il me vend pour 1,50 euros). Le livre passe de mains en mains, est abondamment feuilleté, et Jeanne A-Debats remarque une photo prise à bord d'un navire en pleine mer, à l'arrière-plan de laquelle on peut apercevoir l'ombre d'un cuirassé ou d'un navire militaire de grande taille. Il s'agit en réalité d'un porte-avion américain.
[Joseph :]
C'est le Saratoga ou le Lexington.
Si c'est le Lexington, il est amusant de savoir que Heinlein se trouve probablement à bord, quand est prise la photo.

Non seulement, donc, Joseph était capable, à partir de cette seule photo, de nommer le navire en question, mais encore pouvait-il ajouter, vue la date probable de la photo et le lieu où elle était prise, que l'écrivain Robert A. Heinlein, l'un des maîtres de l'âge d'or de la science-fiction américaine, était très probablement à bord. Sidéré, j'avais qualifié la « présence invisible probable de Heinlein sur cette photo » de « détail stupéfiant ultime », formule que Jeanne A-Debats s'est empressée d'immortaliser dans son petit dictionnaire troll de la nouvelle SF française — je n'étais pas le seul que la science de Joseph pouvait fasciner.

Je me souviens de quelques mots échangés après que j'ai vu Tora ! Tora ! Tora ! en DVD. Joseph trouvait les séquences de batailles très réussies, mais regrettait que les chasseurs japonais ne soient pas de véritables Zero.

En avril 2015, au cours d'une discussion, Joseph m'apprend l'existence d'un parachute ascensionnel d'observation pour sous-marin pendant la seconde guerre mondiale. Je crois que c'est l'une des choses les plus étonnantes qu'il m'ait apprises !

Le 16 mai 2007, sur le forum ActuSF, il confessait sa passion pour le cuirassé japonais Yamato, son sujet de prédilection.
De mon côté, je collectionne les maquettes du Yamato (le vieux, celui coulé glorieusement en 1945). Le défi est de trouver celles qui sont à la plus petite échelle possible.
Je jure que c'est vrai.
Joe



Vils scolopendres

En janvier 2012, Jeanne A-Debats nous écrivit, à Joseph Altairac, Simon Bréan, notre ami Lamrona et moi-même, une invitation-manifeste qui commençait ainsi : « En cette année de fin du monde j'instaure un salon gastronomico littéraire qui se donnera pour tâche de déterminer si la Potée Auvergnate est un aliment de saison en temps d'apocalypse. » Le premier « dîner de scolopendres » se tint le jeudi 26 janvier.

Ces dîners se sont tenus, cahin-caha, pendant une année. Et pour ma part, guère convaincu d'être à armes égales avec mes camarades auteurs/chercheurs/érudits, je mettais un point d'honneur à venir avec des munitions, c'est-à-dire de quoi surprendre et divertir hôte et convives.

Je ne suis pas prêt d'oublier le fou rire qui s'est emparé d'eux lorsque j'ai dégainé l'interprétation de Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss par le Portsmouth Sinfonia (un orchestre expérimental des années soixante-dix constitué de musiciens qui jouaient exclusivement… d'instruments dont ils ne savaient pas jouer) : je crois que toutes les personnes présentes ont pleuré de rire, moi compris. Joseph était scié et il est devenu fan, instantanément.


Une autre fois, j'ai préparé quelque chose de différent. Connaissant l'appétence de Joseph pour Lovecraft, son bestiaire et ses livres maudits, j'ai apporté un texte, rédigé dans une langue inconnue, dont je lui ai demandé de faire une lecture à voix haute, chacune et chacun étant invité à identifier ce texte incompréhensible mais dont je pouvais jurer que toutes les personnes présentes l'avaient déjà entendu. Joseph fut grandiose ! Avec un sérieux imperturbable, quoique non sans hésitation, il déclama « Yub nub, eee chop yub nub… » exactement comme s'il était en train d'invoquer Shub-Niggurath ou d'essayer de réveiller les morts.

Joseph était le plus érudit d'entre nous, mais pas le plus geek, et bien qu'absolument fasciné par ce qu'il était en train de lire, il ne sut pas de quoi il s'agissait. Le grand vainqueur fut Simon Bréan qui dit sobrement : « Ah, c'est Yub-Nub. »

Yub Nub, c'est le chant de victoire entonné par les Ewoks à la fin du film Le Retour du Jedi (dans sa version d'origine uniquement). Nous sommes trois à avoir fait cette expérience incroyable consistant à entendre Joseph Altairac en donner lecture intégrale. Pour ma part, c'est un souvenir fantastique.

Les plus valeureux d'entre vous peuvent lire ici le texte complet de Yub nub ! Afficher/masquer


Nocturnes

À partir de fin 2012, Joseph s'éloigne progressivement du déjeuner du lundi. Qu'à cela ne tienne : depuis 2009, je le vois régulièrement en dehors. En nocturne, nous allons voir des expositions à la cinémathèque (quelque part en 2011, exposition Kubrick ; le 19 janvier 2012 : exposition sur Metropolis). Nous nous croisons chaque année aux rencontres de l'imaginaire de Sèvres, occasion de parler un peu. Et surtout, je l'invite régulièrement à dîner à la maison, avec mon épouse et moi, ou avec moi seul (tout premier dîner : le 13 mars 2009).

Le soir du jeudi 22 mai 2014, Joseph vient dîner avec moi à la maison. Il discute un peu avec Gaël, qui a 22 mois et manipule un jeu à emboîtements tout en nommant les formes qu'il a en mains : cayé, ion, tapèze. Je me souviens de la tête de Joseph en reconnaissant de mot « trapèze » : « Je connais pas mal de grandes personnes qui ne sauraient pas en dire autant ! »

Une fois mon fils couché, Joseph et moi mangeons un hamburger maison, puis je lui projette la première adaptation en dessin animé de Objectif Lune et On a marché sur la Lune, par le studio Belvision, qu'il n'avait jamais vue. Nous nous étions bien amusés et Joseph avait noté que si certains éléments de scénario ajoutaient des invraisemblances absentes dans la BD d'Hergé, il y avait aussi des séquences très réussies et notamment de magnifiques paysages lunaires. (J'avais fait deux propositions de film à Joseph, le Flash Gordon animé de 1979 et ce vieux Tintin ; il avait choisi Tintin.)

Nous parlions peu de dessins animés, domaine qu'il connaissait moins que la littérature, le cinéma et la BD, mais cela pouvait arriver. Il gardait un souvenir très vif des aventures de Joe chez les abeilles, qu'il avait vues enfant à la télévision et dont nous parlons un jour de juin 2011. Et un soir, chez lui, nous nous étions passé la quasi intégrale des films de Winsor McCay, que nous admirions autant l'un que l'autre. Je crois que c'est la première fois que je voyais le cauchemardesque How a Mosquito Operates (1912).

En parcourant les emails que j'ai échangés avec Joseph, je trouve également trace d'une conversation au cours de laquelle nous avons évoqué, un lundi d'avril 2011, les dessins animés de Robert Lortac et de Dubout. Je dois humblement reconnaître que dix ans plus tard, je n'en ai pas le moindre souvenir. On devrait tout noter…!

Et puis il y avait la musique. C'est sous le signe de la musique que nous avons lié connaissance et c'est resté l'un de nos sujets de prédilection.

En mars 2011, nous parlons de Bruckner pour la première fois. Joseph me confie :
Bruckner, c'est ma plus grande admiration musicale… Je l'ai découvert vers 1973, grâce à une émission sur France Musique…

Le 22 janvier 2020, son dernier long mail porte sur Bruckner. Les plus curieux peuvent le lire ici — et les plus malicieux noteront qu'en guise de conseil discographique, l'oncle Joe me suggère fortement… de tout acheter ! Afficher/masquer

Rencontres

Le déjeuner du lundi fut, année après année, le lieu de rencontres déterminantes. Plus haut, j'ai évoqué la « famille » de la science-fiction, et le mot pourra faire tiquer, ou sourire. Pourtant je n'ai pas de ce microcosme une vision idyllique : il connaît ses rivalités, ses inimitiés, ses coups de sang ; et plus d'une fois la porte de déjeuner du lundi a claqué. Ce qui importe à mes yeux, c'est la richesse des rencontres que j'ai faites dans ce petit monde et qui se poursuivent encore. Principalement grâce à Joseph, donc, en présence de qui les choses se faisaient très simplement et naturellement, je rencontrai des personnalités diverses et souvent marquantes, à l'instar de Jean-Luc Rivera, organisateur des précieuses Rencontres de l'imaginaire de Sèvres, des Quarante-deux, alias Ellen Herzfeld et Dominique Martel, dont j'admirais le travail, d'Alain Sprauel (qui allait vite rejoindre les précédents dans mon panthéon personnel de la bibliographie), ou d'Olivier Cotte, spécialiste du cinéma d'animation qui devint un ami. Chaque lundi, autour de tablées d'importance variable, au gré des semaines, des visages apparaissaient, des échanges se créaient et j'aurais du mal à citer tous ceux que j'ai eu le plaisir de côtoyer, d'écouter, de contredire parfois. Chez les anciens, je citerai, dans un désordre coupable, Philippe Curval, Marianne Leconte, Gérard Klein, Patrick Dusoulier et André Ruellan.

La jeune génération, ou en tout cas, la mienne, était notamment représentée par Olivier Paquet, Matthieu Walraet et Isabelle Arnaud. Et puis il y a tous ceux, fort nombreux, qui passaient de façon irrégulière mais dont je garde en mémoire le nom et le visage. Je pense à Lydia Ben Ytzhak, Yves Ramonet, Yann Minh, Fabrice Tortey, Nathalie Serval, Jeam Tag, Célia Chazel, Audrey Petit, Claire Panier-Alix, Charlotte Volper… la liste n'a pas de fin.

À partir de 2010 (me semble-t-il), on compta parmi les réguliers la présence deux représentants de la génération intermédiaire (celle de Joseph), deux fortes personnalités : Jeanne-A Debats et Roland C. Wagner. La disparition brutale du second, à l'été 2012, fut une onde de choc terrible.

Le restaurant Aux trois canettes où se tint longtemps le Déjeuner du lundi.
À gauche, la brasserie O'Neil

Avec ou sans Joseph, les rencontres ont continué, au DDL, à Sèvres, plus tard à Nantes : Pascal Godbillon, Mathias Echenay, Sylvie Lainé, Xavier Mauméjan, Lloyd Chéry, Élodie Serrano, Gwennaël Gaffric… Certaines ont pris plus de temps que d'autres. Je crois avoir vu Guy Costes lors d'un déjeuner, quelque part entre 2009 et 2011, mais notre véritable rencontre tarda. Elle eut lieu le 14 septembre 2018, à l'occasion de la parution du tant attendu Rétrofictions, nous nous retrouvâmes, Joseph, Guy et moi invités à dîner chez Gérard Klein, pour ce qui fut l'une des soirées les plus alcoolisées de mon existence (je n'ai pas exactement le même gabarit que Joseph, par exemple, ni le même métabolisme). C'était, aussi, l'une des dernières soirées que je passais en compagnie de Joseph Altairac.


« Aussi bien, on est tous morts »

Tous ceux qui ont connu Joseph, ont discuté avec lui ou eu le plaisir d'assister à ses conférences, ont à l'oreille la musique qu'était la voix et l'accent de ce natif de Pézenas. Il avait des expressions bien à lui, comme les adjectifs « curieux », « farfelu » et « bizarre » dont il faisait un usage très personnel. Plus d'une fois j'ai dû l'entendre prononcer une phrase comme « c'est toudemême un peutipeu bizaarrre », avec cette façon bien à lui d'accentuer et de faire durer le mot « bizarre » et sa syllabe finale.

Il l'employait aussi volontiers à l'écrit, comme en témoigne cet email du 17 septembre 2011.
Je regarde Medium sur la 6 (une série dont l'héroïne, une brave mère de famille, a des « visions » qui l'aident à résoudre des affaires bizarres).
Il aimait aussi employer l'expression « aussi bien » dans le sens de « si ça se trouve ». Dans l'un de ses derniers messages sur Facebook (que je n'ai pas retrouvé, hélas), au cours d'une conversation, il avait lâché, comme si de rien n'était :
Aussi bien, on est tous morts et l'enfer n'est pas si terrible !

Joseph Altairac est mort dans la nuit du dimanche 8 au lundi 9 novembre 2020 à son domicile parisien.

En juin 2013, pour mon quarantième anniversaire, Joseph m'a offert un exemplaire de l'Encyclopédie de l'utopie et de la science-fiction de Pierre Versins. Pas n'importe quel exemplaire : celui qu'il avait reçu de son propre père en cadeau à l'occasion de son baccalauréat. Manière de dire qu'il me passait le relais ? Il n'y a pas de relais qui tienne : si nous sommes des nains perchés sur des épaules de géants, la mort de Joseph Altairac me précipite à terre. Je ne sais pas où je vais, je ne sais pas comment y aller sans son aide, son regard, ses conseils. Il était en quelque sorte mon parrain en science-fiction et il me manque infiniment.

[À suivre : L'oncle Joe et les réseaux, ou la curieuse et véridique histoire de Joseph Altairac sur les forums & les réseaux sociaux.]


Lire également : portrait de Patrick Dusoulier et portrait d'André Ruellan.


© Hervé Lesage de La Haye, novembre 2020.