vendredi 3 mai 2024

William Sheller, de son vivant

Manuscrit du Concerto pour trompette de W. Sheller (1992)
 
Venu à la musique par vocation, William Sheller a d'abord suivi un parcours ancienne manière, pris sous son aile par un professeur particulier comme aurait pu l'être, au XVIIIe siècle, un enfant de la classe aisée. Son maître, le compositeur et pédagogue Yves Margat, avait lui-même reçu son art des mains de Gabriel Fauré. Après plusieurs années d'apprentissage, promis à une carrière de compositeur de musique savante, le jeune homme s'y soustrait soudain pour devenir « saltimbanque » : dès lors, il travaille comme orchestrateur dans le domaine de la variété, compose des musiques de films et de spots publicitaires, puis fait une longue et belle carrière de chanteur.

Pendant un demi-siècle, souvent à l'insu du public qui a fait son succès, il écrit également, avec constance autant qu'avec style, de la musique instrumentale, qui connaît une diffusion moindre que les tubes « Le carnet à spirales » ou « Un homme heureux » : une messe, trois concertos, quatre symphonies, trois recueils de quatuors à cordes, et de nombreuses autres pièces. La plupart sont jouées en salle mais toutes ne connaissent pas les honneurs du disque.

Lorsque la postérité s'occupera de son cas, que retiendra-t-elle ? Il serait regrettable qu'il doive payer son double péché symbolique : son absence de parcours académique et son succès comme chanteur.

Les médias, qui ne sont jamais aussi peu efficaces que lorsqu'il s'agit de décrire des parcours multiples et les créateurs à plusieurs visages, ont régulièrement été pris de court par l'homme Sheller ou par sa musique : c'est tellement mieux quand tout est simple. Ainsi, lorsqu'au printemps 2021 l'artiste annonce qu'il se retire de la scène pour consacrer la fin de sa vie à la transmission et à la composition, les médias titrent parfois « William Sheller arrête la musique ». Une fake news parmi d'autres sans doute plus graves. On peut comprendre.

Ce qu'on comprend beaucoup moins, c'est le silence médiatique quasi complet qui semble désormais accompagner son actualité de compositeur. Le 30 mars dernier est créé à Tournai son concerto pour saxophone et orchestre, composé l'année précédente : pas un mot dans la presse française. Est-il possible que l'artiste, tant célébré à l'époque de Sheller en solitaire, soit devenu à ce point inintéressant ?

Il faut oser écrire les choses comme elles sont : William Sheller, dont on a pu s'accorder à dire, à l'époque de ses disques de chansons, qu'il était un compositeur de grand talent, est l'un de nos meilleurs compositeurs vivants, et il n'est pas trop tard pour célébrer de son vivant le créateur (même s'il s'en fout royalement, je pense) et surtout, sa musique.


Qu'il soit permis de regretter la frilosité ridicule des salles de concerts devant son œuvre. En 2023, lorsque la Philharmonie de Paris se décide à lui rendre un hommage, est-ce pour offrir au public une occasion (rare) d'entendre ses pièces symphoniques, son concerto pour violoncelle, sa messe psychédélique ? Non : c'est au travers d'un concert où de jeunes voix de la chanson française sont invitées à interpréter ses chansons à succès, accompagnées d'un piano. Si je cédais à la tentation de la mauvaise foi et de la méchanceté gratuite, je demanderais s'il était nécessaire de bâtir une salle à 386 millions d'euros pour y faire ce que la télévision et Youtube savent au moins aussi bien faire.

Notre pays ne manque pas d'orchestres ni de musiciens. En revanche, les compositeurs contemporains dont le nom est à ce point connu du grand public ne sont pas si nombreux.

L'accès aux partitions, parfois extrêmement ardu, explique en partie cette situation. Il aura fallu l'abnégation d'un professeur de conservatoire, Luc Rosier, pour que la partition de The Mass (enregistrée sous le titre Lux Æterna en 1972) soit reconstituée puis mise au net avec l'aide du compositeur, et que l'œuvre soit enfin jouée en public le 30 mai 2023, pour la première fois depuis 1969. The Mass, « messe » hybride qui mêle musique sacrée et psychédélisme, écriture classique et harmonie du XXe siècle, est une œuvre majeure qui mérite amplement sa redécouverte.


Depuis, un universitaire, Philippe Gonin, s'en est emparé à son tour, et l'a fait jouer à Dijon le 11 avril 2024, précédée d'une sélection de musique de chambre du même William Sheller. Ce concert d'étudiants, dans une petite salle, fut peu médiatisé. Il n'avait cependant rien d'anecdotique : outre une mémorable exécution de The Mass par 125 musiciens et choristes sous la direction de l'excellent Théotime Dijoux, on a pu y savourer le Livre II des quatuors qui date de 1984 et que Sheller lui-même n'avait encore jamais entendu en concert.

C'est dire si ce concert était l'occasion de se réjouir. C'est dire, aussi, s'il reste du chemin.


Fort heureusement, comme en témoigne la parution récente d'un petit livre (William Sheller, Portraits de l'artiste en Symphoman, aux Éditions universitaires de Dijon), la critique musicologique commence à se pencher sur cette œuvre, à en souligner les points saillants. Si Sheller nourrit son inspiration de la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles d'une part, et des compositeurs du début du XXe siècle (Ravel, Stravinski) d'autre part, son attachement à la mélodie et à l'harmonie tonale ne doivent pas le réduire au rang d'un néoclassique appliqué.

L'humour dont il sait faire preuve jusque dans le choix de certains titres (La Toccatarte, Le petit Schubert est malade), qui le rapproche de Satie, est l'un de ses traits les plus originaux. Surtout, sa manière toute personnelle de s'inspirer de la chanson et de la pop dans son écriture (ses quatuors ? des « chansons pour cordes », selon ses propres termes) le propulse dans un postmodernisme où il fait figure d'un créateur de formes.

Aujourd'hui, il est urgent d'établir un catalogue complet des œuvres du compositeur et de travailler, avec son indispensable concours, à une Gesamtausgabe à l'allemande, édition qui rassemblerait l'intégralité de ses partitions classées par genre (symphonies, concertos, quatuors, piano seul…). Les chansons doivent faire l'objet d'une attention particulière : comme l'a souligné Philippe Gonin en étudiant le seul cas du « Carnet à spirales », Sheller a, tout au long de sa carrière, écrit plusieurs orchestrations successives des mêmes titres, parfois dans des tonalités différentes, parfois insérant ou réécrivant des sections entières, faisant de chacune de ces relectures une œuvre autonome. Le chantier est donc considérable.

Entre temps, il est urgent de jouer et rejouer sa musique.

© Hervé Lesage de La Haye, avril 2024.

 
À lire :
William Sheller, Portraits de l'artiste en Symphoman, ouvrage dirigé par Philippe Gonin, Éditions universitaires de Dijon, 2024.



Annexe
Principales œuvres instrumentales de William Sheller

Sont absentes de cette liste les musiques de film, de spots publicitaires… et toutes sortes d'autres choses.

Messe
The Mass, messe pour groupe de rock, chœur et orchestre
Composition : 1969. Recréation : Saint-Omer, 30 mai 2023. Dir. Luc Rosier.

Œuvres symphoniques
Suite française - 4 mouvements (33 min)
Création : Montpellier, 4 août 1985. Orchestre Symphonique du Languedoc-Roussillon, dir. Cyril Diederich.

Symphonie pour un jeune orchestre
Création : Bourgoin-Jallieu, 27 juin 1992. Élèves du conservatoire de Bourgoin-Jallieu

Symphonie « l'alternative » [version révisée de la précédente] - 3 mouvements (18 min)
Création : Paris, salle Pleyel, 24 mars 1994. Orchestre des Concerts Lamoureux, dir. Yutaka Sado.

Symphonie de poche - 3 mouvements (9 min)
Création : Amiens, Maison de la Culture, 16 juin 1995. Orchestre de Picardie, dir Louis Langrée.

Symphonie « Sully » - 3 mouvements (18 min)
Sully-sur-Loire, 5 juin 2004. Orchestre Ostinato, dir. Jean-Luc Tingaud.

Œuvres concertantes
Le violonaire français
Dédicataire : Catherine Lara
Composition : 1978. [Jamais joué ?]

Concerto pour violoncelle et orchestre
Dédicataire : Jean-Philippe Audin
Création : Paris, palais des congrès, 2 mai 1990. Dir. Louis Langrée

Concerto pour trompette et orchestre - 3 mouvements (17 min)
Dédicataire : Thierry Caens
Création : Paris, salle Pleyel, 24 janvier 1993. Orchestre des Concerts Lamoureux,dir. Yutaka Sado.

Deux élégies pour violoncelle et orchestre - (11 min)
Dédicataire : Henri Demarquette
Création : Paris, salle Pleyel, 4 octobre 1998. Orchestre des Concerts Lamoureux, dir. Pascal Verrot.

Concerto pour saxophone et orchestre
Dédicataire : Simon Diricq
Création : Tournai, conservatoire, 30 mars 2024. Orchestre de la Chapelle Musicale de Tournai, dir. Philippe Gérard.

Quatuors à cordes
Livre I - 4 pièces
Baba-Yaga. Luna. Obsession-Jardin. Hawaï-Fifties

Livre II - 4 pièces
Pepperland. Aria-Klein. Ambre Ballade. Neo Nocturne

Livre II [révision] - 5 pièces
[Ajout :] Hungaria. Le petit Schubert est malade
[Suppression de Ambre Ballade.]

Les Viennois - 3 pièces
Script. Ondis. Foehn

Pièces pour piano
Prélude à l'ampoule
Sonatine
Chamber music
La simple histoire
La bavaroise
Pour la main gauche
Aidan Song
Cantilène
Intermezzo
Sweet piece
Aria

Diverses pièces instrumentales
Quintettes avec piano :
- La Bavaroise [voir aussi piano solo]
- Nage libre
- Ouverture
La Toccatarte, pour piano et violon
Chamber music [voir aussi piano solo]
Octuor
Partita pour violoncelle seul
Aria Dax

Sources :
http://www.shellerophile.net/html/instrumentaux01.html
Patrice Culpin, William Sheller : l'univers du symphoman, Christian Pirot, 2006.